Anjou

L'après-midi, il y eut encore un malheur; un malheur bien plus grave que celui du matin. Ce fut pendant la récréation.

Il faut vous dire d'abord que Larivière croyait avoir inventé une plaisanterie sur Monsieur Anjou. Ce nom d'Anjou ne lui faisait pas du tout penser à une province, mais à un commandement militaire. Et naturellement, il en rajoutait: Feu! Larivière  surnommait le terrible maître 'Anjou-feu'.

Donc, pendant la récréation, M. Anjou, planté sur ses jambes un peu écartées, les mains au dos, regardait jouer les élèves avec l'air d'un dogue prêt à aboyer. Tifernand, Bouboule et Larivière n'étaient pas loin de lui. Et Larivière fit à Bouboule cette proposition:

- Tu vas courir après moi. Je passerai devant le maître; tu t'arrêteras près de lui, tu feras comme si tu épaulais un fusil pour me tirer dessus et tu crieras : En joue, feu!

- Oh! non, dit Bouboule en pouffant.

- Il ne pourra rien te dire, affirma Larivière: on joue à la guerre, c'est naturel qu'on dise: En joue, feu! C'est seulement pour voir si ça lui fait dresser les oreilles. Moi je le ferais bien, mais je me connais, j'éclaterais de rire. Y es-tu?

Bouboule continuait à refuser de la tête.

- Moi je le fais, si tu veux, déclara Tifernand.

L'expérience lui paraissait innocente autant qu'inoffensive.  Sans Larivière, il n'aurait jamais pensé à M. Anjou en disant ou en entendant dire : En joue, feu!

Et il était convaincu que son maître n'allait pas même baisser les yeux sur lui. Hélas! Cet 'en joue, feu!'  n'était pas neuf. Larivière ne l'avait pas inventé: le père Anjou avait eu des élèves qui le lui avaient crié dans la rue, cet ' En joue, feu!', en se cachant derrière une porte, ou le lui avaient écrit sur son pupitre. Et cela au temps où Larivière n'était pas encore au monde. C'était même cela qui l'avait rendu si méchant.

Donc, voici Tifernand qui stoppe devant M. Anjou; il couche sa tête sur l'épaule droite et dispose ses bras comme s'ils portaient un fusil; sa joue gauche se trouvant ainsi bien exposée. A peine, en effet, a-t-il lancé le fatal: 'Enjoue, feu!', qu'une main large et puissante s'abattit. Tifernand eut l'impression qu'un coup de fusil était parti et qu'il l'avait reçu. Il devint sourd, et vit les arbres de la cour faire un saut. Il tomba sur un genou, se releva, s'écarta du danger rapidement, et tout en pleurant, protesta de loin:

- M'sieur, j'ai rien fait!

Monsieur Anjou n'a pas changé de place. Il se dandine nerveusement, fait bouger sa grosse moustache, sa figure est toute rouge.

- Je sais, crie-t-il; tu n'as rien fait! Mais tu iras en retenue ce soir, et toute la semaine. Tu m'entends? Toute la semaine!

En classe, Monsieur Anjou ne parla pas du tout de cette affaire. Il ne voulait pas donner l'idée aux autres enfants de l'appeler Anjou-feu. A seize heures, il fit signe à Tifernand de le suivre et il le conduisit dans la classe de retenue. Elle donnait sur la cour. C'est là qu'un maître de service gardait jusqu'à quatre heures et demie les élèves punis appartenant à toutes les classes. M. Anjou posa sur le bureau la feuille de papier, sur laquelle le nom de Tifernand figurait déjà et il partit.