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Voleurs d'écriture (les)
Les voleurs d'écriture
Azouz Begag / Catherine Louis
Le monsieur à qui j'ai ouvert la porte n'était pas mon père. C'était son chef. Celui qui donnait les ordres et la paye. A chaque fois qu'il avait besoin d'un acompte, mon père disait : « Je vais demander au chef, c'est un homme gentil. » Il trouvait tous les hommes gentils. Mais c'est vrai que le chef lui donnait toujours ses acomptes au milieu du mois. - Bonjour p'tit ! Ta maman est là ? a demandé le chef. - Mon père n'est pas encore arrivé, j'ai répondu, parce que ma mère ne pouvait pas bien comprendre ce qu'il allait dire. Elle ne pouvait pas non plus bien lui parler. Mais il a insisté. Son regard était bizarre. Alors je suis allé chercher ma mère. Il lui a jeté à la figure le mot DCD. Elle m'a regardé et m'a demandé qu'est-ce qu'il avait « dicidi » le chef, et moi je ne pouvais pas encore comprendre ce que voulait dire « votre mari est DCD ». DCD…ABCD…Ma mère et moi nous étions deux ignorants devant le chef de mon père qui essayait justement de nous dire qu'il n'était plus le chef de mon père. Ensuite il a dit : « Monsieur Slimane est mort cet après-midi. Un accident du travail. » Et ma mère qui ne comprenait du français que le minimum vital est tombée sur le carrelage comme un chêne tranché par l'ultime coup de hache. Moi je suis devenu grand et vieux en même temps. C'est comme si quelqu'un avait ouvert une porte et que des dizaines d'années, engouffrées en courant d'air dans mon passé, m'avaient soudainement couvert la tête de cheveux blancs. Mon père était employé par une entreprise de nettoyage des cuves de pétrole d'une raffinerie. D'immenses cuves dans lesquelles il descendait, le visage serré dans un masque à gaz. Et un jour il n'est pas remonté. C'est tout. Mort au travail. Le chef l'a dit simplement. Depuis ce jour, mon cœur s'est mis à battre un rythme à contretemps comme s'il avait des ratés. Depuis ce jour, j'ai balancé à la poubelle mon rêve de devenir docteur savant. Volatilisée l'envie d'apprendre le calcul, les affluents de la Seine, l'histoire des rois Louis, les récitations de Paul Verlaine. Quand mon père est devenu DCD, j'ai vu ces choses toutes petites dans la vie et complètement inutiles. Les maîtres ne nous apprenaient pas à voir le vrai visage des jours. Quand mon père est devenu DCD, j'ai vu que la vie c'était comme les lettres de l'alphabet qu'on pouvait réciter en s'arrêtant aux premières lettres : A, B, DCD… Après c'est plus la peine, on est mort. Ça sert à rien d'apprendre tout de A à Z quand on n'est pas sûr de dépasser le D. Un jour, nous serons tous classés DCD. Ça fait peur, l'éclipse totale. Je voudrais voir tous les gens du monde avant de DCD moi aussi. Mon père n'a rien vu du tout. Il a été comme un aveugle dans des cuves aux parois denses comme le brouillard. Ma mère elle non plus n'a rien vu du tout. Elle voulait que je voie pour elle, que je passe le diplôme de savant pour qu'un jour elle puisse s'agripper à mon épaule et visiter le monde avant la fin. C'est dommage, moi je ne désirais plus du tout faire savant après le DC de mon père. Devenir riche ! c'est ça que je voulais. Tout de suite. Je n'avais plus le temps de préparer mon avenir. Les savants ne sont jamais riches. Ils sont tellement passionnés par leur travail qu'ils oublient de gagner de l'argent pour le rapporter à leur famille. Les savants meurent pauvres. Comme mon père. Et les riches, qui ont beaucoup de sous, vivent plus longtemps. Ils achètent le temps de voir plus de choses sur la terre. La douceur de vivre. Je voulais être riche, très riche. Pour venger la vie aveugle de mon père. Il descendait nettoyer les cuves de pétrole pour me voir un beau jour porter un costume trois pièces et venir le chercher au travail dans une voiture grande comme un autobus. Il ne verra plus le costume ni la voiture géante. A la maison, on avait l'impression de marcher sur une jambe depuis sa disparition. Ma mère n'arrêtait pas de me répéter froidement : « Si toi auss'il t'arrive quelque chose, on sera foutu. Je ne pourrais pas m'occuper de tes frères et sœurs… » Fils aîné, j'étais désormais la seule jambe de soutien de la famille. Ma mère tenait fermement à la conserver, celle-là. « Où tu vas encore !? » elle demandait avec l'angoisse dans le blanc des yeux quand j'allais rejoindre mes copains dans la rue. « Pourquoi tu vas errer comme un fou au lieu de t'occuper de ta famille ? Un homme doit rester chez lui ! ». Mais je ne voulais pas être un homme. Pas maintenant. Pas comme ça. La rue m'attirait comme le parfum des filles. Elle avait un goût sucré irrésistible. Alors, à chaque fois que ma mère essayait de me ceinturer avec son grappin sentimental pour me retenir à mes obligations d'homme, je finissais par devenir méchant. Et quand elle me poussait à bout, je la menaçais de ne pas rentrer de toute la nuit. A ce moment-là seulement elle me laissait m'envoler. La peur au ventre. Et moi je sentais mon sang couler comme un torrent fou et venir se jeter dans la cascade de ma gorge. Il fallait vite que je devienne riche pour donner à ma mère de quoi s'acheter tout ce qu'elle veut et vivre en souriant. Hélas, je n'étais qu'un lycéen débutant. A part la bourse que nous donnait la société pour « famille économiquement faible » je ne rapportais rien du tout à la maison. On pouvait pas aller bien loin avec ça. Fallait trouver des ressources nouvelles. Dans mon quartier, j'avais trois copains. Ma mère les appelait les « foyous ». Elle était sûre que leur fréquentation allait me conduire en prison. Les mamans ont des intuitions… |